Lorsque nous avons découvert une vidéo du député Amadou Ba revenant sur la volonté qu’ils avaient exprimée dans leur programme d’accorder deux ans de congé de maternité aux femmes, ses propos ont immédiatement suscité notre inquiétude . Cette réaction est d’autant plus légitime que ce même député est à l’origine de la loi interprétative sur l’amnistie, votée récemment au Sénégal. Il est donc légitime de s’interroger sur la cohérence de ses prises de position et de rappeler que la précision dans les termes est indispensable, surtout lorsqu’on aborde des enjeux aussi cruciaux que les droits des femmes. Lorsqu’une même personne, investie d’un tel pouvoir législatif, utilise des termes confus et idéologiquement chargés sur des sujets aussi sensibles que les droits des femmes, il devient plus qu’important d’être précis sur les mots et les concepts. Selon lui, ce programme serait contesté par des « groupuscules » opposés à ce que les femmes retournent au foyer. Pour se défendre, il affirme que cette proposition était soutenue par des statistiques de l’UNICEF qui montreraient une hausse de la mortalité infantile entre 1 et 2 ans. Sans achever sa phrase, il déclare ensuite : « Au début, elles avaient dit que l’émancipation de la femme, c’était d’arrêter l’allaitement maternel. » Toujours dans ses propos, il ajoute : « Mais après des années, ils se sont rendu compte que cela a causé beaucoup de malheurs, surtout concernant la santé de la mère et de l’enfant. » Sans transition, il poursuit : « C’est pour cela qu’elles ont recommencé l’allaitement, ainsi il évoque l’exemple d’une députée européenne qui allaite en plein hémicycle. » Et il conclut : « Ce que cela renseigne, c’est que si on n’est pas solide, surtout vous les femmes, il y a un groupuscule qui veut nous empêcher de faire ce que nous voulons au nom des normes de l’Occident, alors que nous n’avons pas les mêmes civilisations. » Ces propos sont extraits de son intervention lors d’une conférence religieuse organisée pendant le Ramadan à Thiès sur le thème des droits des femmes. Inutile de préciser que la salle était remplie de femmes. Comme toujours, lorsqu’il s’agit de gagner l’empathie des femmes, on assiste à une mise en scène stratégique qui repose sur la division : diviser pour mieux briller. Opposer les féministes à « la femme ordinaire », flatter certaines pour mieux discréditer d’autres, instrumentaliser la maternité pour mieux contrôler. Cette stratégie, vieille comme le monde, ne vise pas l’émancipation des femmes, mais leur encadrement silencieux. Comment ne pas réagir face à de tels propos ? D’autant plus qu’ils viennent d’un représentant de la République qui prétend agir pour le bien-être des enfants tout en invisibilisant les réalités des femmes. Avant de critiquer la posture de ce qu’il nomme des « groupuscules », il aurait dû se documenter sérieusement. Car la question du congé de maternité est une préoccupation majeure bien plus qu’il ne semble le percevoir, lui, l’honorable député.
Derrière le mot « maternité », ce n’est pas le bien-être des femmes qu’on protège, mais un modèle familial figé, assigné, et profondément déséquilibré. Ba semble mélanger deux concepts essentiels : le congé maternité et l’allaitement exclusif. Il évoque la question de l’allaitement dans le même souffle que celle du congé maternité, sans faire de distinction entre ces deux pratiques, qui, bien que liées, n’ont pas les mêmes implications.
Le congé maternité est une période de repos accordée à la mère pour qu’elle puisse récupérer après l’accouchement et s’occuper de son enfant. Il est important de souligner que l’allaitement exclusif ne dépend pas uniquement du congé maternité, mais plutôt du choix de la mère en fonction de ses capacités, de sa situation personnelle et professionnelle. L’allaitement exclusif, recommandé par l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), consiste à nourrir un bébé uniquement avec du lait maternel pendant les six premiers mois de sa vie. Il ne faut pas confondre le droit à l’allaitement et le droit au congé maternité, qui sont deux aspects différents des droits des femmes.
L’idée que l’émancipation des femmes consiste à arrêter l’allaitement maternel n’a jamais fait partie des revendications féministes, ni au Sénégal, ni ailleurs. Cette affirmation est dangereusement manipulatrice. Elle déforme délibérément les luttes féministes, qui ont toujours porté la reconnaissance des besoins des femmes. À aucun moment, les féministes n’ont prôné l’arrêt de l’allaitement comme moyen d’émancipation. Ce que nous défendons, c’est le droit de chaque femme à choisir en toute liberté et conscience. Ce genre de propos détourne l’attention des véritables enjeux : l’absence de politiques sociales cohérentes, le manque de structures d’accueil pour la petite enfance, l’isolement des mères, l’absence de congé de paternité adapté et le refus d’associer les hommes aux responsabilités parentales. Les féministes ne sont pas opposées à l’allaitement : elles sont opposées aux injonctions, et cela fait toute la différence.
Il avance que l’arrêt de l’allaitement a été une erreur commise dans le passé, en se référant à des exemples dans les pays occidentaux. Il est pourtant important de rappeler que si une campagne de promotion de l’allaitement exclusif a vu le jour dans plusieurs pays, y compris au Sénégal, ce n’est pas pour corriger une prétendue « erreur féministe », mais pour répondre à des enjeux de santé publique. Dans les années 1970 à 1990, la baisse de l’allaitement maternel dans certains pays, notamment sous l’influence du marketing agressif des laits artificiels, a conduit à une augmentation de la mortalité infantile. L’UNICEF et l’OMS ont alors lancé l’Initiative Hôpitaux Amis des Bébés (IHAB) pour promouvoir l’allaitement exclusif comme mesure de santé publique, et non comme un choix idéologique imposé.
Il est intéressant de noter que, dans l’exemple qu’il donne, Amadou Ba semble prôner des pratiques occidentales tout en critiquant l’influence de l’Occident. Cette incohérence traduit une vision sélective et utilitariste de la culture, selon ce qui arrange son discours. L’allaitement en public, qu’il cite comme exemple, est en réalité une pratique défendue par les mouvements féministes pour garantir le droit des femmes à nourrir leur enfant sans stigmatisation. Au Sénégal, le congé maternité est actuellement de 14 semaines, dont 8 après l’accouchement. Cette durée est insuffisante, tant pour le bien-être de l’enfant que pour celui de la mère. Elle ne permet pas de concilier efficacement travail et maternité, surtout dans un contexte où peu d’entreprises disposent de crèches ou de dispositifs de soutien adaptés. Nous ne demandons pas deux ans de congé maternité. Ce que nous réclamons, c’est six mois, en cohérence avec les recommandations de l’OMS, et l’intégration de crèches dans les espaces professionnels. Deux ans de congé, tel que proposé, pourrait au contraire nuire aux femmes : recul professionnel, stigmatisation, mise à l’écart dans les promotions. Ce n’est pas protéger les femmes que de les éloigner de l’espace public. C’est renforcer l’idée qu’elles ne peuvent pas être à la fois mères et professionnelles. Dans le monde, très peu de pays proposent un congé de maternité de deux ans. Et lorsque c’est le cas, il s’agit souvent de congés parentaux partagés, étalés sur une longue période, parfois faiblement indemnisés et rarement réservés exclusivement aux femmes. Par exemple, en Estonie ou en Bulgarie, les politiques permettent aux parents de rester à la maison jusqu’aux deux ans de l’enfant, mais dans une logique de flexibilité et de partage des responsabilités parentales entre les deux parents. Ces dispositifs sont accompagnés d’un système de crèches, de congés paternité renforcés et de mesures pour garantir le retour à l’emploi. Dans aucun de ces contextes, il n’est question d’exclure les femmes durablement du monde professionnel au nom de la maternité.
Proposer deux ans de congé exclusivement pour les femmes, sans réforme globale du système de protection sociale et sans implication des pères, revient à renforcer leur assignation domestique et à ralentir leur avancement professionnel. C’est une régression, pas une avancée. S’il s’agissait réellement de donner des droits aux femmes, comme le prétend le député, il aurait commencé par garantir ce qui est déjà recommandé par les instances de santé internationale et adopté par d’autres pays africains comme la Côte d’Ivoire : Six mois de congé maternité effectif. Ce choix serait bien plus cohérent avec les besoins des femmes, avec les exigences de l’allaitement exclusif, et avec une vision progressiste du travail des femmes. Cela demanderait aussi de repenser l’organisation du travail autour des réalités de la parentalité, plutôt que de maintenir les femmes dans des rôles figés au nom d’un prétendu bien-être de l’enfant.
Défendre les droits des femmes, ce n’est pas les éloigner de l’espace public sous prétexte de maternité. C’est leur garantir des choix, du temps, du soutien, et de la reconnaissance. Ce que nous demandons, ce ne sont pas des faveurs, mais des droits. Clairs. Effectifs. Respectés.
source : lequotidiensn
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