MEMORIALES, PAR ELGAS

Chez beaucoup d’écrivaines sénégalaises, existe un malaise tenace quant au bon dosage du discours féministe. On assiste ainsi à une forme de cohabitation entre les exigences morales et les exigences libertaires

Il a été déjà dit d’Aminata Sow Fall qu’elle était la gardienne du temple des lettres sénégalaises. Et on ne peut pas dire qu’elle ne s’y soit pas employée, et même avec brio. Il y a même fort à parier que cette idée de matrone primale, ne perdra pas de sitôt valeur même si des plaisantins s’y essayent. Avec sa maîtrise du memento doucereux et son talent de tempérance, la grande royale, foulard et boubou majestueux, est devenue l’auréole maternelle qui veille sur les lettres nationales. Une irradiation si précieuse qu’elle s’est aussi faite continentale, tant l’icône s’est muée en totem sacré chez qui on fait pèlerinage, que l’on accable presque d’honneurs, et que le grand âge dans lequel elle se meut, la présente en fossile muséal, qui séduit et rassure avec la déférence requise. Amadou Hampâté Ba doit bien souvent maudire dans sa tombe son impuissance à refréner ce besoin de sanctuariser les personnes âgées, assimilées assez indistinctement à des bibliothèques qui brûlent. Hymne à la gérontocratie continentale, il casse les ailes de toutes critiques priées de se laisser attendrir par l’âge et fatalement de renoncer à la nécessaire évaluation des œuvres, sans laquelle la littérature emprunte à la caste maraboutique son confort et son privilège de mandarin.

Garder la morale et écrire, l’équation impossible ?

J’ai lu La grève des bàttu (1979) avec spasmes, pour la beauté et la justesse de ce livre si évocateur, si séminal dans les lettres sénégalaises. Pour son objet, pour la finesse de son point de vue. Sans y penser, je suis devenu aussi un enfant de la maman généreuse, mère première des aspirants littérateurs. Pourtant, L’empire du mensonge (2017), ce dernier opus de la gardienne du temple consume la bibliothèque et jette une poussière cendrée sur les belles antiquités qui ont fait sa réputation. Le retour de l’œuvre de la doyenne ne se fait pas sans un pincement au cœur, tant le contentement, la suffisance, ont dépouillé le texte. Regret d’autant plus amer, que la gardienne n’est pas seulement une écrivaine. Elle a été un gouvernail et un baromètre dont le legs reste encore fondateur d’un déchirement sans fin.

Elle a coloré grandement et inconsciemment les lettres nationales dans une logique de genre et de statut qui a conforté tous les clichés sur le devoir maternel, la préservation des mœurs, la vertu, une idée de la retenue littéraire, une vision morale conciliatrice et diplomatique que les gardiens du temple, bien mâles, possiblement religieux, n’avaient plus qu’à célébrer pour gagner en sursis. La littérature peut-elle évoluer dans un corset étroit et étouffant, doit-elle comme dans une logique épicière ménager la chèvre et le chou, donner des gages de sa bonne conduite aux inquisitions ? Sans mérites ni affres, ni rejets, Aminata Sow Fall a donné cette licence, tout compte fait, toute bourgeoise, d’un regard pondéré et neutre, probablement dépolitisé, qui au bout du compte, conforte toute la structure de domination. L’injonction au respect, le refus d’agiter la mer des idées, pour préserver la paix sociale et sa légendaire stabilité, sont proprement l’argument par excellence pour étouffer le débat, miner la création, dont on délimite d’avance le périmètre du « permis ». Si la vitalité se trouve dans la saine et sainte controverse, gageons que dans le moule des convenances, elle devient le bras armé du conservatisme.

Le plafond de verre féministe ?

Elle l’a d’ailleurs compris en reprenant le flambeau, Mariama Bâ. Elle l’étoffe certes, le revivifie, se borne à déchirer le corset. Elle déchire le bâillon des consensus dans sa Si Longue lettre (1979). Sa complainte est pourtant toujours marquée par cette docilité de l’attente qui subit. Les évènements et leur cours la percutent et si les lettres chez elle sont un facteur d’émancipation, c’est bien souvent dans une proportion timide, tant l’héritière dans sa rébellion même, pave la voie à cette idée de soumission à l’ordre patriarcal, qu’elle gifle, mais qu’elle renonce à déboulonner. On est troublé par ce roman puissant, si bien écrit, mais qui dans son huis-clos, dit encore l’extrême fragilité d’une condition qui essaie de grignoter sa survie, pactisant avec son bourreau. Si le livre résonne, et que son écho paraît fort, c’est que Mariama Bâ, encore plus verte et vive dans Un chant écarlate (1981), semble combattre après avoir déjà renoncé. Cette troublante impression tend à montrer qu’au cœur même des classiques féministes sénégalais, les doléances restent timides.

Contexte sans doute, cette littérature féminine naissante se débat dans ses contradictions éthiques, bourgeoises, transpercée elle aussi par des logiques de classes. Entre un désir de desserrer l’étreinte des pesanteurs et la nécessité d’honorer ce cœur féminin, l’idée sacrée de la « mère », arbitre des élégances dont le cœur doit être arrimé à la raison nationale. Tâche qui requiert en conséquence modération, acte premier, notons-le, dans ce cas précis, de la renonciation car céder sur l’horizon final, c’est se contacter de victoires mineures. Malgré la violence de la peine, le beau lamento de l’épouse éplorée et trahie, le discours féministe, Mariama Bâ ne renverse pas la table, elle pleure juste son sort. Comment concilier la notabilité maternelle par laquelle la société vous donne des galons de respectabilité avec ce cri littéraire libérateur qui vibre dans le cœur ? Défi générationnel avec infortunes et fortunes, elle dit la déchirure originelle de l’être féminin, et des lettres féministes sénégalaises. Argument déjà visité et pourtant fondateur, l’extraction bourgeoise de nombre d’autrices en fait des continuatrices inconscientes d’un ordre, telle Madame de La Fayette et sa Princesse de Clèves dont les tourments paraissent finalement si anecdotiques face à l’étendue du malheur féminin de l’époque.

Les problèmes de la société comme voix de la raison ?

Si l’idée de dénoncer la société et ses problèmes forment le canevas de l’essentiel la production littéraire nationale – toutes les autrices en cochent les cases – elle semble plafonner à ce devoir de pondération que d’autres héritières, quoique brillantes, dans le même esprit que Mariama Bâ, n’ont pas su déplafonner. Il se trouve ainsi sur le plateau des lettres, en fonction des auteurs, à la fois du talent, du panache, de l’inventivité, du punch et un courage à révéler les coutures, hideurs, arrière-cuisine, de la société. Et en même temps, tout cet élan semble parfois tourner autour de lui-même. On retrouve cette filiation à la fois dans la génération des années 80 et bien au-delà. Héritières à leur corps défendant, par dessein aussi probablement, de cette littérature qui module son cri pour ne pas effrayer la morale nationale.

« La Beat génération sénégalaise » ?

D’autres pousseront le hurlement bien plus loin, et il n’est pas de hasard qu’elles forment un club d’amies. Elles forment une génération littéraire au courant des mêmes années 80-90-2000, avec Ken Bugul (Le baobab fou, 84), Khady Sylla (Le jeu de la mer, 1992), Aminata Sophie Dieye (La nuit est tombée sur Dakar, 2004). Triptyque refondateur d’une idée du roman, de la chronique, et d’une littérature du dévoilement, de l’audace, du charnel et des bas-fonds, elles ont jeté une fraicheur littéraire à leurs risques et périls. En gagnant à l’extérieur une notoriété, et en perdant parfois sur le territoire national la figure de l’exemplarité si précieuse pour les mondanités littéraires locales.  Même chez elles, où le gage de liberté semble plus prononcé, l’être féminin se débat contre des lettres féministes, tant leur combat pour le droit des femmes sera intermittent, parfois contradictoire, dans une logique qui ne permet pas forcément de les situer sur l’échiquier féministe. Exemple notoire, Ken Bugul – probablement la plus connue du trio – fraye avec un discours féministe à la fois ambigu et troublant, parfois à rebours de son œuvre, parfois à l’avant-garde de ce combat. On note, avec le développement fulgurant de la question féministe récemment, l’émergence d’une vision plus radicale, portée par de jeunes autrices, qui essaient de puiser dans cet héritage tout en traçant des chemins de rupture plus francs.

L’exil et le contournement ?

Dans ce paysage, il apparait parfois des profils singuliers, qui mènent leur carrière en contournant les écueils, et dont le souffle international déjoue les enfermements et les assignations. Fatou Diome semble appartenir à cette classe, il n’y a pas besoin de redire combien son œuvre est féministe, il suffit de la lire. Elle a empoigné les questions identitaires, les angoisses personnelles, l’attachement au pays Sérère, l’endurance des femmes. On pourrait citer, avec la même vista, une Khadi Hane aussi, entre autres. Au total, autant de sujets que l’on retrouve chez toutes ses devancières et ses consœurs, mais avec un regard et une maestria qui lui sont propres. Avec aussi un détachement qui peut la précipiter dans la désaffection et l’exil littéraire au sens premier du terme.

Si Awa Thiam, dans le registre de l’essai moins soumis aux contraintes esthétiques, a poussé un cri dans son Parole aux négresses (1978), elle semble bien seule hors du champ universitaire à avoir charpenté un travail d’exploration sur les féminismes et leurs liens avec la littérature. Son texte fondateur reste une Bible qui traverse les époques en ouvrant encore plus grand le champ. Bien sûr, il est impossible de prétendre à l’exhaustivité, tant les écrivaines sénégalaises sont nombreuses, différentes, entre la France, l’Afrique et le monde. Il serait imprudent de dresser une liste, les omissions seraient terribles, les exceptions nombreuses. Elles foisonnent. Avec des récits, des préoccupations, des intérêts différents. Mais le cœur du sujet reste commun.

Comment une littérature féministe peut-elle naitre, s’épanouir, porter la flamme du combat, sans trahir aucune des implications de l’écosystème littéraire ? Voilà bien une équation difficile à résoudre. Elle a été pendant longtemps la prison de la littérature féministe. Si les ainées comme Aminata Sow Fall ont décidé d’en épouser les murs et les contours à dessein ou à décharge, et que les héritières ont crié pour s’en échapper, la réalité semble bien complexe. Dans cette longue route féministe, chez beaucoup d’écrivaines sénégalaises, existe un malaise tenace quant au bon dosage du discours féministe, pour à la fois satisfaire la littérature comme esthétique, la société comme code moral et prescripteur, et les principes qui les meuvent comme devise et étendard.

On assiste ainsi à une forme de cohabitation entre les exigences morales et les exigences libertaires. Malgré la diversité des profils, le sujet demeure, et les nouvelles générations semblent toujours tiraillées par ces questions dans un contexte de regain religieux. Dans leurs productions, connues ou inconnues, la société devient le réceptacle anonyme et impersonnel où l’on projette le courage comme les renoncements, tant l’acte de dissidence, comme la révolution chez Camus, ne peut aller à son terme sans risquer de défaire le fragile fil de l’équilibre social et identitaire.

elgas.mc@gmail.com

 

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