L’actualité au Sénégal a été marquée la semaine passée par une affaire qui en dit long sur nos sociétés :le démantèlement d’un réseau de vente de suppositoires censés augmenter le volume des fesses. Alima Sow, plus connue sous le nom d’Alima Suppo, la fabricante de ces produits cosmétiques, ainsi que ses acolytes, ont toutes été déférées devant le parquet le mercredi 29 janvier. Leur procès, initialement prévu pour le vendredi 31 janvier 2025, a été renvoyé au mercredi 5 février.
Si je salue l’intervention des autorités pour mettre fin à cette pratique dangereuse, je ne peux m’empêcher de voir une forme d’injustice. Pendant que j’écrivais ces lignes, une publicité défilait sur une chaîne de télévision nationale : un tradi-praticien vantait des produits miraculeux censés tout soigner – diabète, hypertension, stérilité, impuissance sexuelle, infections… Ces comprimés noirs, soigneusement emballés dans une boîte anodine, sont vendus librement et promus en toute impunité.
La seule différence avec les produits d’Alima Suppo ? Le mode d’emploi. Là où ses suppositoires promettaient des courbes généreuses, ceux du tradi-praticien promettent une virilité accrue. Certains vont même jusqu’à prétendre qu’ils peuvent augmenter la taille de l’appareil génital masculin. Alors, pourquoi arrêter Alima et laisser prospérer ces autres pratiques, qui ont probablement les mêmes conséquences désastreuses sur la vie des Sénégalais ?
Si on me dit que c’est le début d’une vaste opération pour régulariser et garantir la sécurité de ce que nous consommons, j’applaudis. Mais je ne peux m’empêcher de m’interroger en voyant les réactions sur la toile après la descente de la police. Les clients d’hier sont aujourd’hui ceux qui dénoncent les méfaits de ces produits. Plus personne ne veut être vu comme consommateur ou consommatrice. Pourtant, ce commerce a prospéré, attirant de nombreuses femmes persuadées qu’elles ne seront jamais assez si elles ne modifient pas leur apparence.
L’engouement pour la chirurgie esthétique et les procédures comme le Brazilian Butt Lift (BBL) témoigne de l’ampleur de cette quête du corps façonné selon des injonctions masculines et marchandes. Mais comme dans tant d’autres aspects de la société, ce sont toujours les plus précaires qui en subissent les pires conséquences. Si le BBL est une opération risquée, il est au moins pratiqué par des professionnels de santé, avec un encadrement médical, même si cela ne garantit pas toujours la sécurité. En revanche, les boulettes vendues au marché Zing, là où poissons, tissus et légumes s’entremêlent, sont distribuées par des personnes sans aucune qualification. Pourtant, celles qui choisissent la chirurgie et celles qui consomment ces boulettes ont en réalité le même souhait, obéissent aux mêmes pressions sociales. La seule différence, ce sont les moyens financiers, qui, paradoxalement, ne garantissent pas forcément la santé dans ce cas.
Dans notre société, le corps des femmes est une marchandise, un chantier ouvert à toutes les critiques et à toutes les modifications. Il est toujours trop ceci ou pas assez cela. Trop gros, trop mince, trop noir, trop vieux, trop « naturel ». Les femmes sont façonnées par des standards imposés par les industries de la mode, de la cosmétique et, aujourd’hui, des réseaux sociaux. Ces normes, souvent hypersexualisées, dévalorisent les corps qui ne rentrent pas dans le moule et font de l’apparence un critère de réussite sociale.
Nous vivons dans un paradoxe absurde : nous sommes une population noire, mais avoir la peau claire est devenu un sésame implicite pour être valorisée. Dans les cérémonies, les événements mondains, même dans les contextes les plus banals, celles et ceux qui occupent une place de choix sont souvent ceux et celles dont la peau est plus claire. Résultat : des milliers de femmes se blanchissent la peau, détruisant leur mélanine – leur seule barrière naturelle contre le soleil – pour correspondre à des critères de beauté qui les éloignent d’elles-mêmes. Ce phénomène n’est pas une simple tendance, c’est une violence institutionnalisée.
Mais ce mal ne touche pas que les femmes. Les hommes, eux aussi, subissent une pression croissante pour incarner une virilité fantasmée, qui passe par un corps musclé, une puissance sexuelle exacerbée et une domination physique et sociale.
Les plateformes comme TikTok, Instagram et Snapchat n’ont fait qu’intensifier cette obsession pour le corps parfait. Les influenceurs ou plutôt les marchands d’illusions proposent des solutions rapides et bon marché, souvent sans avertir des dangers.
Mais ces plateformes ne se contentent pas d’influencer : elles façonnent nos perceptions de nous-mêmes, normalisent des standards de beauté inaccessibles et facilitent la promotion de ces produits toxiques. De la commande à la livraison, tout se fait en quelques clics. Plus besoin de sortir de chez soi pour s’empoisonner lentement. Le business de la transformation corporelle est une machine bien huilée, où la régulation est quasi inexistante.
Qui est responsable ? Les plateformes qui laissent ces contenus proliférer ? Les influenceurs qui capitalisent sur nos insécurités ? Ou la société, qui glorifie ces transformations et criminalise celles qui ne peuvent pas accéder aux alternatives « haut de gamme » ?
Ces produits prétendument miraculeux cachent en réalité des dangers bien réels : infections graves, perturbations hormonales, risques de cancer, dépendance psychologique… Le manque de régulation et d’éducation sanitaire permet à ce marché clandestin de prospérer, ciblant principalement les personnes vulnérables.
Des études ont montré que l’usage de produits éclaircissants contenant de l’hydroquinone ou des corticostéroïdes entraîne des risques graves, notamment des insuffisances rénales, des brûlures cutanées et des cancers de la peau. Le BBL, bien que médicalement encadré, présente également un taux de mortalité alarmant. L’utilisation excessive d’aphrodisiaques, largement promue sur les marchés et les médias, peut causer des troubles cardiovasculaires, des dysfonctionnements érectiles chroniques et même des problèmes rénaux graves. Ces produits, souvent fabriqués sans aucun contrôle sanitaire, mettent en péril la santé reproductive masculine. Au Sénégal, comme ailleurs en Afrique, la prolifération de ces pratiques menace directement la santé publique et révèle l’ampleur du contrôle exercé sur les corps féminins et masculins au nom d’injonctions irréalistes.
La loi sénégalaise est pourtant claire : seuls les professionnels de santé habilités peuvent prescrire ou vendre des médicaments, et ces derniers doivent être obtenus exclusivement en pharmacie. Mais alors, pourquoi ces pratiques persistent-elles malgré un cadre légal strict ? Parce que ces normes sont ancrées dans une société qui ne laisse pas aux femmes le droit d’exister autrement qu’en fonction de leur apparence. Parce que le contrôle des corps féminins est un outil de domination sociale.
L’État doit prendre ses responsabilités, mais nous devons aussi, en tant que société, remettre en question ces diktats qui asservissent nos corps. Il ne s’agit pas seulement d’interdire ces pratiques, mais de transformer en profondeur la manière dont nous percevons la valeur et la beauté des femmes.
Si nous voulons une société plus juste, où chacun et chacune peut exister sans compromis, il est impératif d’agir. Cette responsabilité incombe à toutes et tous. Il ne s’agit pas seulement de pointer du doigt les industries qui exploitent nos insécurités, mais aussi de questionner notre propre rôle dans cette perpétuation. Chaque fois que nous glorifions un standard inatteignable, que nous relayons une publicité toxique ou que nous restons silencieux face aux injonctions oppressives, nous participons à ce système destructeur. Il est temps de refuser cette logique, de promouvoir des représentations diverses et de valoriser la pluralité des corps. Le changement ne viendra pas d’en haut, il commence avec nous, dans nos choix quotidiens, nos discours et notre engagement à ne plus laisser ces normes dicter nos vies.
Fatou warkha sambe Pour le quotidien du lundi 03 février
Add comment