Khaïra Thiam est féministe radicale.
La nouvelle orientation du quotidien Le Soleil surfe-t-elle sur la bonne vague, en épousant les valeurs du fascisme idéologique et politique sénégalais d’aujourd’hui ?
De manière fortuite, je suis tombée sur un article du Soleil sur le féminisme. Quelle ne fut pas ma déception de voir que Le Soleil, ce monument, à son tour, dégringole des sommets. Le 6 mai 2025, il nous a servi une soupe grumeleuse qui vise sans doute à tromper l’ennui. J’ai été stupéfaite que Le Soleil laisse passer un article aussi peu soutenu par de la rigueur intellectuelle ni même par une connaissance du contexte ou de l’histoire du féminisme sénégalais et des luttes de résistance. Ce qui l’est davantage, c’est le refus du débat contradictoire avec l’argument de l’opinion d’une chroniqueuse. Cela à la veille du Symposium international en hommage à Madame la Professeure Fatou Sow, qui aura lieu du 14 au 17 mai 2025 dans la capitale et promu par la Fondation pour la démocratie. On peut dès lors valablement s’interroger sur cette volonté délibérée de promouvoir des opinions en lieu et place d’un savoir reposant sur des éléments historiques et scientifiques factuels, dans un pays qui se prétend encore démocratique.
Au Sénégal, plusieurs courants féministes radicaux et/ou intersectionnels et/ou décoloniaux s’affrontent vertement sur la conduite à tenir vis-à-vis des femmes qui s’en prennent aux féministes. Certaines influencées par les penseuses nord-américaines (Audre Lorde, bell Hooks etc) ou sud-américaines (Ribeiro) et parfois françaises (Colette Guillaumin, Amandine Gay), pensent qu’il ne faut pas répondre à une femme, soit-elle promotrice du système patriarcal et gardienne jalouse des miettes qu’il lui jette de temps en temps. Cette posture repose sur l’idée que les femmes sont socialisées dans un système patriarcal qui les pousse, entre autres chose, à se détruire entre elles. Dans ce sens, il faut prendre ces attaques comme symptomatiques du patriarcat internalisé qu’il n’y a pas lieu d’alimenter. Les penseuses noires américaines, traversées par les idéologies et postures militantes des mouvements pour les droits civiques, insistent sur l’idée d’une sororité aconflictuelle comme stratégie politique. Ainsi choisissent elles le silence, la mise à distance ou la réponse non violente.
Toutefois, tout aussi féministes que les premières, les féministes radicales farouchement enracinées dans leurs cultures ou d’ascendances africaines (Françoise Vergés, Assa Traoré, Rokaya Diallo, Chimamanda Ngozi Adichi, Fatou Sow, Khaïra Thiam…) considèrent que la réponse à la critique est un outil politique légitime. C’est sans doute l’une des significations du terme « pank » souvent décerné à celles qui répondent vivement aux critiques au Sénégal. C’est que nous ne considérons pas toutes les femmes comme nos sœurs et certainement pas lorsqu’elles tiennent des position racistes, sexistes, ou réactionnaires et qu’elles nous portent atteinte volontairement. Oublier que les femmes sont également capables de violences, c’est d’abord reproduire cette image stéréotypée et essentialisée de la femme, incarnation de la douceur aconflictuelle fabriquée par l’idéologie patriarcale et c’est reconduire également la posture de passivité attendue en conséquence.
Mais le féminisme, sans doute parce qu’il est exclusivement féminin, est, dans son anatomie, structuré comme une ouverture et admet qu’existe en son sein une diversité de positions. C’est du reste ce qui fait sa vitalité. Le totalitarisme idéologique ou le jugement hâtif ou l’excommunication ne peuvent y exister en principe. Mais comme partout lorsque des êtres humains se regroupent, et cela même en féminisme, il peut exister des personnalités tyranniques qui embolisent la pensée et font fonctionner des idéaux comme des dogmes religieux qui ne supportent pas la remise en question. Fort heureusement, elles sont minoritaires. Pour autant, la fluidité de la pensée féministe permet à d’autres de passer d’un idéal à l’autre en fonction des circonstances. Comme me le disait il y a peu Fatou Sow : « certaines personnes poussent à se salir les mains, mais il faut parfois accepter de le faire pour leur faire fermer la bouche. Cela même s’il faut comprendre les scrupules de certaines féministes. » Il se trouve que je partage parfaitement son point de vue et que je suis de celles qui ne considèrent pas toutes les femmes comme mes sœurs et aucun homme comme mon frère pour l’éternité. Je considère que la méfiance à leur égard est mère de sureté et que par contrat tacite, nous admettons de nous traiter chacun avec une égale dignité ni plus ni moins. En cas contraire, nous emploierons les mêmes armes : la violence n’est pas l’apanage des seuls hommes. Je n’ai donc aucun scrupule à évaluer l’écrit d’une pick me et au besoin le lui démonter pièce par pièce surtout si certaines féministes et Fatou Sow, au premier chef, en ont été offensées, sous couvert de grossière flagornerie et de tentative de clivage entre anciennes gardes et nouvelles gardes. Cette bipartition n’existe pas chez nous car les relations sont horizontales et non verticales comme l’anatomie turgescente du patriarcat le suggère.
La posture de docile servitude tranche également fondamentalement avec l’histoire politique des résistances des femmes africaines en contexte africain. Ces dernières ne sont pas connues historiquement pour leur passivité ou leur soumission. Depuis Lala Kahina qui luttait au Nord de l’Afrique contre l’implantation des arabo-musulmans et de la religion musulmane, jusqu’à Winnie Mandela, dans le sud, contre l’apartheid, ou encore plus récemment, Black Diamond qui s’est érigée une armée de femmes face à Charles Taylor ; des femmes se sont battues contre l’enfermement idéologique du racisme et de la négation sexiste patriarcale de leurs vies. Au Sénégal, rappelons Yacine Boubou et ses alliances politiques, Ndatté Yalla tenant la dragée haute à Faidherbe, Aline Sitoe Diatta prônant la désobéissance civile dans le sud du Sénégal, les Mamans de l’indépendance (Adja Rose Basse, Arame Tchoumbé Samb, etc. ressuscitées par Diabou Bessane) ou encore notre très regrettée Eugénie Rokhaya Aw qui a bravé, au risque de la prison, l’imposition d’un parti unique par Senghor, pour défendre ses idées révolutionnaires.
Cette idée de la soumission des femmes à des valeurs sans fondement autochtones est un produit des narratifs importés arabo-musulmans et occidentaux. Il y a lieu dès lors d’en décoloniser les scories dans la pensée, y compris de celles qui, sans nettoyer devant leur porte les idéologies qu’elles servent, contribuent à nous vendre cette image contre-façonnée des femmes. Laquelle sert effectivement à nous opposer en bonnes ou mauvaises femmes ou féministes et donc la propagande patriarcale de certains groupuscules. De ce fait, l’autrice de l’écrit incriminé, hors sol et totalement hors sujet, pour rester dans les pratiques universitaires, peut être considérée comme une servante obséquieuse de ses maitres. Grand bien lui fasse !
Par ailleurs, cela tranche également avec la position de refus des féministes de la première heure au Sénégal et la position de Fatou Sow à laquelle elle prétend participer à rendre hommage. En effet, les féministes sénégalaises des années 80 n’étaient pas moins radicales, voire elles l’étaient bien plus que celles d’aujourd’hui. Il n’y a qu’à lire les articles de la revue Fippu pour se prendre une bonne claque et réviser ses velléités de militantes proprettes actuelles. Et pour cause, elles ont traité de sujets-bombes que les féministes actuelles n’osent pas aborder dans l’espace public : la critique du religieux ou l’homosexualité entre autres. Ces féministes nous ont introduit à la réflexion sur les systèmes patriarcaux enchâssés les uns dans les autres au Sénégal du fait des différentes colonisations. Elles nous ont introduit à la réflexion critique sur ces « valeurs » qui sont si chères aux panafricains de gauche et à leurs harpies qu’ils ont lâché dans la nature dès leur accession au pouvoir et qui, se faisant, ont pris la voie de l’extrême droite fascisante manifestement.
Un des indicateurs du fascisme est la fabrication de bouc émissaires. Au Sénégal, ceux qui mobilisent la panique morale en ce moment sont les féministes et/ou les homosexuels accusés d’être un phénomène conjoncturel importé de l’Occident. Cela dans le contexte sénégalais, c’est soit ne rien connaitre à son histoire, son anthropologie culturelle, sa sociologie (gen xet) ou faire preuve d’une mauvaise foi patentée (fen). Mais les sophistes sénégalais n’en manquent pas. C’est également ravaler la démocratie et l’ouverture aux divers droits humains et libertés fondamentales au rang de péril identitaire. C’est parler de cultures ou de valeurs ataviques reifiantes que l’on souhaiterait voir imposer unilatéralement dans un pays structuré originellement par une créolisation forcée dont les identités rhizomes sont une des signatures de la muliere senegalensis. C’est oublié que ce discours sur la pureté raciale est un discours colonial et totalitaire dont l’Afrique, en particulier le Sénégal, ont été le laboratoire avant que cela ne vienne frapper l’Europe. C’est opposer à la vitalité des identités rhizomes, une pensée totalitaire inerte et plombante nivelant vers le bas les diverses perspectives culturelles, sociales ou psychologiques empruntées par les sénégalaises d’aujourd’hui. Le fascisme, c’est encore le mépris de l’État de droit, de ses institutions et donc de son pluralisme politique consacré, du reste, par la Constitution sénégalaise. Les féminismes comme outils politiques ou comme philosophies y sont en principe reconnus à celles qui s’en réclament au même titre que les croyances ou que les lignes politiques de partis etc. La liberté d’expression y est aussi consacrée même si nous constatons toutes et tous des atteintes répétées de celles-ci notamment en ciblant exclusivement les artistes féminines. En ce moment Mia Guissé en fait les frais. Mais également les féministes radicales ou non convoquées devant les juridictions pour s’expliquer de leur rhétorique politique provocatrice. Une première au Sénégal ! Nos tribunaux sclérosés par la somme de travail journalier à abattre n’ont vraiment que cela à faire, alors que pas loin d’une centaine de magistrats attendent, depuis six mois, leur affectation au bénéfice des justiciables et des collègues siégeant. Du reste le médiateur de la République a, très récemment, souligné dans son rapport l’incongruité de telles restrictions dans un Etat de droit.
Par ailleurs, l’Islam comme outil politique ne date pas de l’écrit de notre actuelle mise en cause. S’il a existé du vivant du Prophète (Psl), dès sa mort, les guerres fratricides et intestines ont vu le jour pour assurer sa succession. Aicha Bint Abu Bakr, l’une de ses veuves, a participé en 656, à l’une des plus célèbres guerres civiles du monde musulman. Du haut du promontoire que constituait la litière posée sur son chameau, elle dirigeait les troupes armées réclamant justice pour l’assassinat d’Utman. Ce moment de fragilité de la concorde de la Ummah islamique a fait l’objet de plusieurs interprétations. Pour les féministes islamiques, preuve est faite de la puissance morale, économique et militaire, des femmes musulmanes les autorisant à participer à la vie politique civile et militaire en plus d’être mécènes du projet islamique (Khadidja). Par sa revendication de justice, Aicha a remis en cause la légitimité du pouvoir de Ali Ibn Abou Taleb. Elle a ainsi ouvert dans le monde musulman une tradition des débats politiques, juridiques et théologiques sur des questions telles que l’autorité, la rébellion, et la place de l’opinion dans la gouvernance islamique. Aussi y-a-t-il lieu parfois de ne pas être plus royaliste que le Roi surtout à l’heure de la démocratisation du savoir et de son accès sans limite de jour comme de nuit. Ces traditions islamiques de la controverse politique se complètent de trois injonctions contenues non pas dans l’histoire de l’Islam mais dans le texte sacré lui-même qu’il serait bon de relire parfois. La première est que si le croyant ne compromet sa foi sous aucun prétexte, il n’en reste pas moins que la séparation doctrinale radicale entre les kafirs et les gens du livre se clos sur le droit pour chacun de suivre sa voie (Sourate Al Kafiroun). C’est du reste sur cela que repose la doctrine soufie, bien adoptée au Sénégal, du vivre ensemble. La deuxième c’est d’apprendre. L’Islam est fondamentalement attaché au développement de la science islamique ou non et cela dans tous les domaines. C’est un devoir spirituel et une responsabilité morale qui permet de ne pas nuire et d’être juste envers autrui en recherchant le bien commun. La troisième donc découle de la seconde et est la pierre angulaire la plus importe de l’éthique musulmane : ne pas nuire (yé fitna).
Les féministes islamiques restent attachées à l’Islam et elles invitent à repenser son interprétation dans une perspective, espèrent-elles, plus inclusives. De plus, elles invitent leurs consœurs à chercher à savoir et au respect de leurs croyances. Mais sont-elles prêtes elles aussi à respecter l’incroyance d’autrui ou la séparation de la croyance religieuse de la démarche politique que suppose certains féminismes ? Pas sûr ! Notre scribouillarde comptemteuse en est la preuve vivante. Toutefois, chez les féministes radicales africaines, l’ambivalence est de mise alors que les radicales d’autres zones géographiques ont clairement tranché. Ici, certaines tendent vers ce féminisme mâtiné de religiosité quand d’autres estiment que la croyance est une affaire privée et qu’elle n’a pas sa place dans le débat républicain. Fatou Sow est de celles-là. J’y souscris également, encore que j’estime que le droit à l’outrage devrait être toléré comme est toléré, par les non-croyants, le renvoie permanent aux croyances des autres. Je parle de l’attitude de certains croyants en période de Ramadan qui en sont presqu’agressifs lorsqu’ils constatent que d’autres ne jeunent pas. Je parle également de l’intempestif et ostentatoire Jummah Mubarak du vendredi, dans les divers groupes WhatsApp sénégalais qui indispose également certains croyants. Je parle encore de toutes ces personnes poursuivies au Sénégal pour avoir donné un avis jugé outrageant ou blasphématoire. En toute logique et relativement aux textes fondamentaux qui régissent la République laïque du Sénégal, la posture rigoriste ne devrait pas trouver d’écho dans notre système judiciaire. Pas plus que pour ce qui concerne les règlements de comptes entre représentants d’un groupe ou d’un autre qui s’écharpent sur leur niveau de croyance ou leur illusoire sainteté ou les outrages réels ou supposés faits à leurs personnes. Dès lors, il ne s’agit plus véritablement d’adorer Dieu mais de s’adorer soi en se plaçant à sa hauteur ou en parlant à sa place. Dans ce cas c’est le problème de la psychiatrie pas celui de la justice ou de l’exécutif.
En 2018, s’interrogeant sur le retour au sacré et son impact sur les femmes et les rapports sociaux de sexe au Sénégal, Fatou Sow, en montrait la dimension purement politique. Elle affirmait par ailleurs que « le religieux et le politique dans les États actuels reposent sur des valeurs du patriarcat ». Position strictement partagée par les féministes radicales du monde entier. Elles ont du reste démontré l’existence d’un système d’oppression fondé sur ces deux piliers qu’elles ont théorisé et nommé d’un vocable aujourd’hui repris à tort et à travers : le patriarcat. Fatou Sow poursuivait : « La situation est d’autant plus critique que de très nombreuses femmes ont à se plier à des projets de société d’ordre culturel et religieux, servis pour faire face aux crises contemporaines, même lorsque ceux-ci manifestent clairement des dérives fondamentalistes. (…) les mouvements religieux pénètrent de plus en plus les allées d’un pouvoir, qui n’est plus seulement spirituel, et jouent sur les opinions, d’où une progression des fondamentalismes ordinaires. (…) Il existe bien sûr des interprétations variées de la ou des cultures, mais on convient que celles-ci sont vivantes et dynamiques et que les changements sociaux sont également un domaine extrêmement important de réflexion scientifique. Toutes les analyses, qu’elles soient historiques, sociologiques ou politiques, s’accordent sur le fait que les cultures vivent et meurent, perdurent et végètent, mais se renouvellent en permanence. Elles sont l’objet de mutations propres à toute société et l’Afrique, l’ancienne comme la contemporaine, n’a pas échappé à ces « dynamiques » ». Fatou Sow reprenait également les propos de son cher époux, notre regretté Pathé Diagne qui estimait que les cultures Africaines étaient des « modèles en mouvement ». Dans ce sens rappelait-il : « Sa conception du monde traduite par les jubilés qui ponctuent la succession des générations reproduit une philosophie du temps et du changement. Dans ces systèmes d’idées, les nouvelles générations qui, chaque 50 ou 60 ans, organisent les rites de passage d’une époque révolue vers l’avenir, inventent de nouveaux masques, de nouvelles musiques, de nouveaux instruments, quand elles ne changent les us et coutumes les valeurs et les institutions »
Pathé Diagne s’exprimait en 1984, nous sommes en 2025 au Sénégal. Un autre monument de la pensée africaine, et neveu de notre éminente mentor Fatou Sow disait : « l’identité de la tradition ne peut être une identité de répétition » (Souleymane Bachir Diagne, 1992). Ainsi, le Sénégal pris dans un tourbillon dynamique invente ses nouvelles identités et les féministes y participent largement par leurs provocations à la réflexion répétées mais les incultes prospèrent également. Si l’inculture n’est pas un crime dans le monde laïc, même s’il l’est dans le monde musulman, participer à en faire une vérité, en relayant de fausses informations questionne l’éthique journalistique. De plus dans une période de discours souverainistes, il serait peut-être opportun de bien vouloir rappeler les aboyeurs publics à la niche et œuvrer durablement pour un contrat social dans lequel toutes et tous soient reconnus d’égal dignité et d’égale importance à contribuer à l’évolution de notre société. Comme le disait un panafricaniste, un vrai pour le coup, ou peut-être que par les temps qui courent on le ravalera au rang de goorou mbootay : « L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. Cet esclave répondra seul de son malheur s’il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d’un maître qui prétend l’affranchir. Seule la lutte libère. » (Thomas Sankara)
Khaïra Thiam est féministe radicale.
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